Alors que la firme capitaliste s’apprête à licencier un millier de salariés sur son site de Belfort, Jean-Charles Hourcade, ancien Directeur Général Adjoint du groupe Thomson et directeur de recherche au CNRS, revient sur les rôles impardonnables des politiques et grands patrons français dans la vente d’Alstom aux Américains. Un article à l’ire d’urgence.
Trouvé sur Le Figaro : « 48 heures à peine après les élections européennes, l’américain General Electric (GE) a annoncé la suppression de plus d’un millier d’emplois sur son site de Belfort. Les syndicats, réunis le 28 mai en présence d’Hugh Bailey, nommé Directeur Général de GE France le 22 avril, dénoncent une “bombe sociale”. Quand on sait que le même Hugh Bailey était précédemment le conseiller pour les affaires industrielles d’Emmanuel Macron à l’époque où il était ministre de l’Économie et avait piloté la vente à GE de la branche énergie d’Alstom (chaudières et turbines de génération électrique), il est urgent de revenir sur la genèse de ce nouveau coup dur et d’en tirer tous les enseignements pour préparer au mieux la riposte.
En septembre 2015, c’est à l’issue d’un véritable thriller politico-industriel que GE prenait le contrôle de la division Energie d’Alstom, signant ainsi l’un des pires revers stratégiques qu’ait connu la France en 150 ans d’histoire industrielle. Seul le naufrage d’Alcatel, qui fut le leader mondial de l’industrie des télécommunications jusque dans les années 2000, et sa prise de contrôle par le finlandais Nokia, peuvent fournir l’image d’une telle Bérézina.
L’histoire s’inscrit dans le temps long. Jusqu’en 1998, les activités d’Alstom, Energie et Ferroviaire, faisaient partie du plus puissant conglomérat industriel français, la CGE (Compagnie Générale d’Electricité, rebaptisée en 1991 Alcatel-Alstom). La CGE était un leader mondial dans les Télécoms, les câbles, l’ingénierie électrique, l’énergie, le ferroviaire, le nucléaire, les chantiers navals… L’organisation sous forme de conglomérat, similaire à celle de General Electric aux USA, de Siemens en Allemagne, d’Hitachi et Mitsubishi au Japon, ou de Samsung et Hyundai en Corée, construisait une position de force industrielle et financière globale bénéficiant à chaque composante.
En 1998, son PDG Serge Tchuruk, qui venait d’être parachuté de Total et qui s’illustra en vantant le concept d’ “industrie sans usines”, décida de recentrer Alcatel Alstom sur les télécoms, et de vendre en Bourse la majorité du capital d’Alstom. Au moment de la séparation, Alcatel exigea d’Alstom un dividende exceptionnel de 5 milliards d’euros, laissant derrière lui un groupe financièrement exsangue, avec de gros problèmes techniques et juridiques liés au rachat des turbines à gaz d’ABB. La conséquence ne se fit pas attendre. Dès 2003, Alstom était en faillite.
Les banques privées françaises lui retirèrent tout soutien. Nicolas Sarkozy, à l’époque ministre des Finances, sauva in extremis Alstom de la faillite et l’État entra au capital en lui apportant 2,8 milliards d’euros. Dès 2006, l’État revendait sa participation au groupe Bouygues avec une plus-value de 1,26 milliard, et abandonnait Alstom dans les griffes d’un actionnaire opportuniste. Alstom, sous-capitalisé, resta fragilisé dans la compétition contre GE et Siemens.
L’attaque frontale allait venir des USA. Le 14 avril 2013, Frédéric Pierucci, directeur de la division chaudières d’Alstom, est arrêté lors de son arrivée à New-York pour une sombre affaire de corruption en Indonésie. Dans un livre choc, Le Piège américain, il explique que la vente d’Alstom à GE fut le résultat d’une action coordonnée du DoJ (Ministère américain de la Justice) et de GE. La stratégie utilisée était classique: utilisant ses revendications d’extraterritorialité, la justice américaine menace un groupe étranger d’une amende monumentale (jusqu’à plusieurs milliards de dollars) pour corruption, détournement d’embargo ou tout autre argument géopolitique, et menace ses dirigeants de prison. Contre la promesse d’une amende réduite et de l’oubli des poursuites judiciaires pour le PDG et les cadres dirigeants, le prix à payer est la cession à la multinationale américaine concernée des activités stratégiques convoitées, dans le cas présent les turbines d’Alstom. En termes simples, c’est du racket.
La suite conforte l’analyse de Pierucci. Patrick Kron, PDG d’Alstom, directement menacé à titre personnel, estima subitement que son entreprise n’avait plus «la masse critique» pour survivre, et défendit en avril 2014 la proposition de GE. Contre toute évidence, il assura ultérieurement lors d’une audition à l’Assemblée nationale que l’opération ne s’était pas faite sous la pression de la justice américaine. Il partit ultérieurement avec 4 millions d’euros de bonus et une retraite chapeau… Bravo l’artiste.
Dans un premier temps, le ministre de l’Industrie Arnaud Montebourg tenta de s’opposer à la manœuvre, et obtint des avancées importantes. Le 5 mai, il rejeta l’offre de reprise de la branche Energie d’Alstom par GE, et lui proposa de céder en échange ses activités Ferroviaire. Le 15 mai, il fit publier le Décret relatif aux investissements étrangers soumis à autorisation préalable. Le 28 mai, GE s’engagea auprès du gouvernement à créer 1 000 emplois en France d’ici fin 2018, et le 19 juin, présenta une offre améliorée. L’État français disposerait d’un droit de veto dans la coentreprise portant l’activité Energie. Le 20 mai, l’État prit position pour l’offre de GE et annonça son intention d’entrer au capital d’Alstom à hauteur de 20%.
Mais le 26 août 2014 François Hollande désavouait Montebourg, Emmanuel Macron lui succédait, et les garanties et les avancées obtenues par Montebourg furent oubliées… Macron ira jusqu’à défendre GE durant l’enquête de la direction de la concurrence de la Commission européenne, et GE put acquérir le pôle Energie d’Alstom avec les mains entièrement libres!
La suite confirmait les pressentiments les plus sombres. GE annonçait en octobre 2017 la suppression de 350 postes sur un total de 800 à l’usine GE-Hydro Alstom de Grenoble, spécialisée dans les turbines des barrages hydroélectriques. En juin 2018, GE annonçait qu’il ne tiendrait pas en rien son engagement de créer 1 000 emplois en France. Piètre compensation, il se verra prié de verser 50 millions d’euros.
Aujourd’hui ce sont donc plus de 1000 postes qui sont menacés.
Quels enseignements tirer de cette catastrophe? Tout d’abord, le rappel du caractère fondamentalement prédateur des États-Unis d’Amérique, un État qui n’hésite pas à mettre sa puissance financière et militaire au service direct de ses multinationales. Ensuite, les désastres provoqués par la cupidité du capitalisme français, privilégiant avec constance les profits financiers à court terme aux stratégies industrielles. L’oligarchie française a cédé aux sirènes des marchés et des analystes financiers, notamment en démantelant les grands conglomérats industriels comme la CGE ou Thomson, à qui elle reprochait d’utiliser les profits des branches en bonne santé pour aider celles qui traversaient de mauvaises passes à se redresser. Soumis à l’idéologie néo-libérale, donnant la priorité à la dérégulation et à la «concurrence libre et non faussée», protestant comme le fit Lionel Jospin que «l’État ne peut pas tout», l’État a encouragé en France ces tendances suicidaires.
Enfin, la clarté est faite quant à la complicité entre Emmanuel Macron et GE tout au long de cette affaire, jusqu’au point où c’est son conseiller industrie lors du rachat qui est nommé à la tête de GE France pour mettre en œuvre le plan de restructuration…
À l’heure où la transition écologique nécessite la planification de compétences et de ressources industrielles sans précédent, ce laisser-faire est proprement criminel. GE se plaint au niveau mondial de ses difficultés en accusant un retournement des marchés de l’énergie et en prétendant avoir ”fait une mauvaise affaire” avec l’acquisition d’Alstom. Il est urgent de les prendre au mot et de remettre cette activité stratégique sous le contrôle national, par la réquisition ou par la nationalisation au service de la transition énergétique. L’État doit intervenir, et le Président de la République, directement responsable de ce gâchis, doit être directement interpellé et sommé de protéger les salariés et l’indépendance stratégique nationale.
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