Texte vu chez Patrick Gofman (écrivain, militant gauchiste repenti) :
« HOSPITALISÉ fin juillet 2006, Fidel Castro, 81 ans, a passé la main le 19 février 2008 à son frère Raul Castro, 75 ans dont 50 comme ministre de la Défense. Une brochure publiée par Fidel en 1953 s’intitulait « La Historia me absolvera ». L’Histoire l’absoudra-t-elle ?
« Autopsie du castrisme », de Léo Sauvage, est paru dès 1962 chez Flammarion. Mais personne n’y fit attention. C’était tellement plus amusant d’écouter Jean-Paul Sartre et René Dumont. Et ils gueulaient tellement plus fort ! Retour de Cuba, en 1960, le « grand philosophe » s’extasiait sur le génie de Castro, qui ne craignait pas de « parler aux représentants des syndicats ouvriers, à La Havane, et demander qu’ils sacrifiassent une partie de leur salaire pour les premiers investissements qui donneraient le départ à l’industrialisation. » Ces ouvriers auxquels dans le maquis il avait promis, au contraire, de substantielles augmentations…
Pas plus tard que le 25 juillet 1960, à Santiago de Cuba, un barbudo déçu expliquait ainsi à Sauvage : « Notre rêve à nous tous était une république libertaire d’où toute oppression serait bannie à jamais et que guideraient les principes de José Marti (1). Ce que nous avons eu à la place, c’est un État totalitaire jouissant de moins de libertés que la Pologne… »
Pour ce maquisard en retraite, Castro avait trahi la révolution cubaine, et il en blâmait aussi « les flatteurs, les lâches, les imbéciles et les Jean-Paul Sartre. Sans eux, il n’y aurait pas eu de traître, parce qu’il n’y aurait pas eu de fou, ou parce que le fou n’aurait pas été à même de trahir. Et notre révolution n’aurait pas sombré dans un cloaque. »
En mars 1960, en escale à New York, après Cuba, Sartre, auteur soit dit en passant des « Chemins de la liberté », déclarait à Sauvage : « …je suis partisan de la suppression de journaux [cubains indépendants] tels que le « Diario de la Marina ». Il s’agit là d’organes aux tendances périmées et dont les attaques font perdre du temps au gouvernement révolutionnaire. Les libertés bourgeoises doivent être sacrifiées aux intérêts de la révolution, et seules peuvent être tolérées des critiques constructives, conformes à la volonté du peuple. »
L’été suivant, Juan Arcocha, interprète de Castro (et Sartre), engueulait le même Sauvage pour avoir évoqué de prétendues menaces contre la liberté de la presse à Cuba… Cinq ans plus tard, cet Arcocha est en exil à Paris ; il appelle Sartre au secours des intellectuels cubains. Le philosophe se déclare inapte à convaincre Fidel et Beauvoir préfère « garder vivant le souvenir de la lune de miel de la révolution » ! Arcocha confesse : « J’en conclus que ces deux monuments intellectuels que j’avais placés sur un piédestal n’étaient que des touristes éclairés. Je brûlai donc mes idoles et ne les revis plus. » (2).
René Dumont, candidat écolo à la présidentielle de 1974, et conseiller agronomique (peu écouté) de Castro, écrivait quant à lui dans « L’Express » (22 septembre 1960) : « On peut dire dès maintenant que la révolution cubaine est en train de rattraper, sur le plan économique, le niveau très élevé qu’elle avait déjà atteint sur le plan politique. » Mais dès 1963, il publie un violent réquisitoire contre le castrisme, « Cuba est-il socialiste ? » Que s’est-il passé ? Un familier de Castro à l’époque m’affirme que Dumont se vengeait de la frayeur mortelle que Fidel lui avait causée en lui reprochant avec une extrême violence ses conciliabules avec un agronome cubain, ancien ministre de l’Agriculture et opposé à la collectivisation.
Un fameux agronome lui-même, le Lider Maximo, alias le Dealer Maximo (3) ! Cuba l’avait attendu pendant des siècles, pour briser enfin sa monoculture sucrière. Fidel mobilise femmes et enfants pour coudre une « ceinture de café » autour de La Havane. Chaque récolte est plus désastreuse que la précédente, et il met quatre ans pour découvrir que les plaines calcaires empoisonnent le caféier ! Qui aurait osé le lui dire à temps ?
Personne non plus n’osa lui rappeler que les communistes cubains avaient donné des ministres à Batista (fantoche US), désapprouvé l’insurrection castriste, été chassés par les ouvriers de la direction de leurs syndicats… puisqu’il avait décidé de les imposer dans tous les rouages du pouvoir.
Le quotidien « Présent » a accusé le Council on Foreign Relations (think tank du State Department, les Affaires étrangères US) d’avoir « fabriqué » Castro. Mais que dire alors de la CIA et de son débarquement de 1 400 nostalgiques de Batista, dans les marais de la baie des Cochons ? En évinçant la résistance démocratique cubaine (majoritaire dans l’île comme en exil), l’Agence offrait à Fidel un triomphe militaire sans péril mais pas sans gloire sur le géant américain (Kennedy dut en endosser la responsabilité), et redorait, pour longtemps, son blason de « héros du peuple cubain ». Que dire aussi de l’occupation militaire US de Cuba (1898-1934), de la mainmise coloniale et mafieuse sur son économie ? Et que dire, enfin, du blocus seulement levé par Obama ?
Aujourd’hui, « dans l’île trompeuse, le temps s’est arrêté. Les touristes adorent : les vieilles Cadillac, les palais décrépis, les slogans de leur jeunesse en grandes lettres noires sur fond de poing levé s’affichent çà et là au détour d’un carrefour, d’une avenue… Les Cubains, eux, triment, inventent le quotidien pour ne pas sombrer dans la désespérance », écrit un couple de correspondants de presse (1996-99) aujourd’hui indésirable à Cuba (4).
Après un demi-siècle de puissante réflexion, la gauche découvre que le castrisme serait quelque peu totalitaire, et elle le lâche. Quand soixante-quinze dissidents collectionnent 1 453 années de prison, en mars 2003, Human Rights Watch, Amnesty International, Reporters sans frontières et compagnie ripostent par un cruel « Livre noir ».
Il ne reste guère à Fidel que le soutien de la Veuve Rose, Danielle Mitterrand. Pour elle, il « n’a rien d’un dictateur », c’est même un « démocrate convaincu » qui, affirmait-elle en 1996, a réalisé « le summum de ce que le socialisme pouvait faire » !
Bien vu, mémère : en 1959, Cuba était le 3e pays d’Amérique latine en richesse. À présent, on y manque de tout (sauf de flics), et même de… sel et de poisson, le comble dans une île. Le dollar, la drogue, le crime organisé, la prostitution y sont de retour : Cuba n’est plus « le bordel des USA », elle est devenue celui de l’Europe et de l’Amérique du Sud. Sa première source de devises ? Les envois en dollars, à leurs familles, des exilés, officiellement remerciés du sobriquet de « vers de terre » (gusanos) ! Le tourisme est loin derrière (chaque dollar gagné coûte 75 cents d’investissement), contrairement à ce que raconte au « Monde 2 » un inepte hagiographe du tyran, Volker Skierka.
Quel avenir attend la belle Caraïbe ? En principe la présidence du poivrot Raul Castro. Mais en 1991 Martin Cruz Smith lui donnait « trois mois, maxi », dans le « Financial Times » : « Une fois que Fidel ne sera plus là, Raul aura l’air d’un poulet qui attend d’être plumé » (par ses chers amis de l’armée).
« Le Monde » ne pouvait manquer de recueillir pieusement l’oracle stupide du compañero M. C. Morua, nègre socialaud, et drôle d’opposant qui geignait hier que « les Noirs pourraient être les grands perdants d’un changement » et prédit maintenant le passé avec aplomb : « Raul pourrait impulser des réformes économiques étroitement contrôlées par le pouvoir politique, à la chinoise. » C’est ce qu’il fait (tourisme de masse, dollarisation, économie mixte, etc.) depuis quinze ans. Merci pour le tuyau, Blackie.
Dans leur excellent livre (4) de l’an 2000, Cumerlato et Rousseau ont moins de sotte arrogance et proposent déjà six scénarios possibles : « Une transition menée par Castro (le scénario chilien) – La révolution de palais (le scénario tunisien) – Le chaos (le scénario haïtien) – Le scénario constitutionnel – Le pacte de transition (le scénario espagnol) – Le scénario politico-militaire. » Faites votre choix…
Patrick Gofman
1.- José Marti (1853-1895), franc-mac, journaliste, poète, chef de la guerre d’indépendance contre l’Espagne. Le régime castriste s’en réclame, comme ses opposants.
2.- « La Havane 1952-1961 », collectif, éd. Autrement, 1994.
3.- Le Guide suprême, « Lider Maximo », de la révolution cubaine a récolté le sobriquet de « Dealer Maximo » après l’affaire de drogue pour laquelle le général Ochoa et trois autres officiers furent exécutés avec une hâte suspecte…
4.- « L’Île du Dr Castro », Stock. »