Trouvé sur le Figaro : « Frédéric Pierucci est un ancien cadre dirigeant d’Alstom. Sa vie a basculé en avril 2013 lorsqu’il fut arrêté à New York par le FBI, afin que la justice américaine puisse faire pression sur Patrick Kron, le PDG d’Alstom, pour qu’il cède le fleuron français a son concurrent américain General Electric. Il relate cette affaire dans «Le piège américain, l’otage de la plus grande entreprise de déstabilisation économique témoigne» (JC Lattès, 2019).
FIGAROVOX.- General Electric France a annoncé ce 28 mai la suppression de 1050 emplois sur le site de Belfort, l’ancien site d’Alstom spécialisé dans les turbines à gaz, alors même que le groupe avait formulé la promesse de créer 1000 emplois en rachetant Alstom énergie en 2014, une transaction rocambolesque dont vous avez été l’un des acteurs et sur laquelle nous reviendrons. Quelle analyse faites-vous de cette annonce?
Frédéric PIERUCCI.- Il faut d’abord comprendre comment est structuré le site de Belfort, qui comporte plusieurs entités de production. L’entité concernée par la suppression des 1050 emplois est celle des turbines à gaz, qui a été vendue par Alstom à General Electric en 1999. Il ne s’agit donc pas de la branche Énergie vendue en 2014 à ce même General Electric dans les conditions que l’on connaît depuis…
La décision de suppression de ces 1050 postes participe d’une nécessité d’adapter les capacités de production au marché, ce que tout industriel doit bien évidemment faire, surtout dans une industrie cyclique. Cette nécessité d’adaptation de ses capacités de production par General Electric n’est pas en soi-même choquant, ce qui l’est cependant est le manque d’anticipation, le cynisme et la tromperie mis en place autour d’une opération que tout le monde savait inéluctable. Pour bien comprendre tout cela, il faut analyser la bérézina industrielle qu’a été en 2014 le démantèlement du groupe Alstom avec la complicité de l’État français et de certains hauts dirigeants politiques de l’époque qui, au lieu de préserver ce fleuron industriel de la prédation de General Electric, ont préféré céder aux pressions américaines en vendant un des piliers de notre indépendance énergétique que la France avait mis un demi-siècle à construire et qui suscitait l’envie de beaucoup de nos concurrents étrangers.
Pour résumer, en 2014, General Electric était le leader mondial incontesté dans les turbines à gaz alors qu’Alstom Énergie l’était dans le nucléaire, l’hydraulique et le charbon. Pour General Electric, le but était d’acheter la compétence d’Alstom dans ces domaines, anticipant la chute du marché des turbines à gaz. Sans cette acquisition d’Alstom Energie en 2014, la situation de General Electric serait encore bien plus grave car elle aurait subi, sans rééquilibrage possible sur d’autres activités – notamment le nucléaire – la profonde crise du gaz actuelle. C’était un enjeu de survie.
Car, depuis, le marché mondial des turbines à gaz s’est effondré. La situation actuelle à Belfort n’est donc nullement due à une mauvaise décision de General Electric d’acheter Alstom Énergie comme certains voudraient le faire croire. Sans ce rachat, la situation de General Electric serait encore pire car, par exemple, sur le site de Belfort, l’activité nucléaire héritée, elle, du rachat de 2014, se porte plutôt bien, et c’est elle principalement qui assure une pérennité au site.
Le sujet est quelque peu technique, mais, pour aller à l’essentiel: le marché des turbines à gaz est divisé en deux: celui du 50 Hz (75% du marché mondial), et celui du 60 Hz (25%). Historiquement, l’usine américaine de General Electric fabriquait uniquement des turbines 60 Hz, et Belfort des turbines 50 Hz. Mais à la fin des années 2000, l’entreprise a connu un pic de commandes de turbines à gaz, et General Electric en a alors profité pour transférer une partie de la production (et donc du savoir faire) des turbines 50Hz de Belfort aux États-Unis. Pour faire face à l’effondrement du marché des turbines à gaz depuis 2013, General Electric a déjà supprimé l’année dernière presque un tiers de ses effectifs dans son usine de Greenville en Caroline du Sud ainsi que sur d’autres sites européens en Allemagne et en Suisse. L’usine de Belfort avait pu éviter cette première vague de restructuration grâce à l’accord négocié en 2014 par l’ancien ministre Arnaud Montebourg lors du rachat d’Alstom Énergie par General Electric et qui «sanctuarisait» le site français, pendant trois ans, jusqu’au 31 décembre 2018.
Dès lors, plus rien n’empêche General Electric France de passer à la deuxième étape de cette restructuration de ses capacités de production de turbines à gaz: supprimer un grand nombre d’emplois sur son site de Belfort. Il était donc évident pour tous les spécialistes du secteur et les dirigeants du groupe que le plan social adviendrait. Le point d’interrogation était d’en connaître l’ampleur. J’avais d’ailleurs déjà alerté par écrit sur ce point des début janvier 2019 le cabinet du ministre de l’Économie dans une lettre demandant le support de l’État pour racheter à General Electric la partie nucléaire du groupe. »