Les Américains passent-ils à l’offensive pour placer leurs multinationales pétrolières en pôle position en Libye ? Les enquêtes déclenchées, récemment, par les autorités libyennes, en étroite collaboration avec la Securities and Exchange Commission (SEC) et la Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), loi américaine anti-corruption, nous amènent à nous interroger sur les raisons profondes de ces investigations ainsi qu’à l’utilisation par les Etats-Unis de ces dispositifs juridiques.
C’est en parcourant le quatrième rapport stratégique sur les exportations américaines (The national export strategy (trade promotion coordinating committee), Washington DC, Octobre 1997), que nous trouverons en partie la réponse à nos interrogations. En effet, celui-ci nous indique clairement que « la corruption était un frein au développement du commerce américain, et un obstacle à l’obtention de contrats publics par les entreprises américaines dans des situations de concurrence ».
Il s’agit bien de concurrence en Libye et celle-ci est à son paroxysme. A la fin de la guerre et la chute du régime de Kadhafi, les analystes et spécialistes du secteur pétrolier estimaient que les entreprises Total et Eni émergeraient comme les grands gagnants de la redistribution des cartes en Libye, du fait du fort soutien dont ont fait preuve Paris et Rome à l’égard des rebelles. Mais la fin du régime de Kadhafi a fait renaître des factions tribales rivales dont les intérêts divergents relèvent de la territorialité. Total, Eni, Marathon Oil, Exxon, présentes dans le pays, se livrent à une certaine forme de concurrence territoriale en termes de partage des zones de prospection.
Avant la guerre, la Libye, exportait 80% de son pétrole vers l’Europe 11% vers la Chine et seulement 3% vers les Etats-Unis, on comprend le souci des Américains à se redéployer sur ces territoires. A cet effet, le FCPA serait-il un facteur de déstabilisation des entreprises pétrolières concurrentes aux multinationales américaines ?
Cotée au NYSE (New York Stock Exchange) depuis 1991, l’entreprise Total, à l’instar d’Alcatel Lucent en 2010, serait-elle la cible des autorités américaines ? A regarder de plus près, le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) exclut de son champ d’application les filiales étrangères des sociétés américaines. Ce qui donne toute la latitude à ces entreprises de contourner cette mesure anti-corruption. Par ailleurs, le prolongement de cette loi au travers de la convention de l’OCDE (1999), « perçue par le grand public comme une avancée dans la lutte contre la corruption », incite à penser, que celle-ci résulte essentiellement d’une instrumentalisation du droit international par les Etats-Unis en vue de procurer à leurs entreprises nationales un important avantage concurrentiel. Situation corroborée par le constat d’échecs à répétition d’acteurs européens, et notamment d’industriels français, sur des contrats internationaux.
Dans une interview donnée au Herald Tribune, James Woolsey, ancien Directeur de la CIA, a admis que le dispositif de renseignement américain surveille les entreprises étrangères, et notamment européennes. Son explication : « Espionner l’Europe est justifié, car ses entreprises ont la fâcheuse tendance à corrompre ». La mise en place d’un système d’alerte aux fraudes pour les entreprises cotées aux Etats-Unis ainsi que pour toutes leurs filiales, quelle que soit leur nationalité a permis le développement de systèmes organisés de délation professionnelle (whisteblowing) dont la maîtrise en terme d’investigation revient essentiellement à des cabinets privés anglo-saxons opérant en étroite collaboration avec les organes de répression de la corruption, tant aux Etas unis qu’en Europe.
Pierre angulaire du secteur pétrolier en Libye, l’ancien ministre du pétrole de Kadhafi, exilé à Vienne, a été retrouvé mort noyé dans le Danube, le 30 avril dernier. Celui-ci, en tant que témoin, aurait pu infirmer ou confirmer les accusations portées sur Total dans le cadre des enquêtes déclenchées par les autorités libyennes et la Securities and Exchange Commission (SEC). La deuxième phase du plan américain de redéploiement en Libye et dans les pays subsahariens sonnerait-t-elle le glas des compagnies pétrolières européennes au travers d’une politique de répression de la corruption n’ayant pour finalité que de servir les intérêts nationaux américains ?
Lu sur Infoguerre (« Total déstabilisé en Libye ? », 28.05.2012)