Alors que la France conservait, en qualité d’intermédiaire, un certain pouvoir au Moyen-Orient il y a encore une décennie, les erreurs et le suivisme des gouvernements depuis Sarkozy ont achevé toute velléité de peser sur le cours de l’histoire dans cette région du monde. Michel Goya, ancien colonel et historien militaire de référence, n’épargne pas le manque de stratégie de nos gouvernants dans « la guerre contre le terrorisme ».
Extrait d’un entretien pour Marianne : « Marianne : Pour la France, cela sonne-t-il (le parlement irakien a voté une résolution pour réclamer le départ des troupes étrangères) la fin de l’opération Chammal ?
Michel Goya : Très probablement. […] Comme toutes les autres forces de la Coalition anti-EI, nous sommes bloquées. Nous sommes venus à la demande du gouvernement irakien et, si le gouvernement, une fois qu’il sera mis en place, émet le souhait que la coalition s’en aille, je ne vois pas bien comment on pourrait rester. Nous allons partir d’Irak la queue entre les jambes à cause de notre suivisme envers les Américains. On aurait pu jouer une carte autonome en étant plus présent dans la phase de reconquête, en s’impliquant plus dans la formation de l’armée irakienne et en se désolidarisant de la décision des USA d’éliminer le Général iranien Soleimani. Mais pour ça, il aurait fallu une vision stratégique. Une opération militaire vise toujours plusieurs publics : ses ennemis, l’opinion public, les alliés… etc. Dans le cas de l’opération Chammal, ce n’était pas l’ennemi qui était vraiment en ligne de mire, sinon on aurait mis des moyens et pris plus de risques, mais l’opinion publique pour montrer que l’on faisait quelque chose et peut-être surtout les Etats-Unis qui nous avait demandé une nouvelle fois de venir avec eux en Irak. Nous nous félicitions plus d’être le deuxième contributeur de la coalition que de disloquer l’ennemi, ce qui était très loin de ce que nous faisions.
Rétrospectivement, la France a-t-elle eu raison de rejoindre la coalition anti-EI ?
À l’époque, en 2014, je n’étais pas partisan pour rejoindre cette coalition. L’Etat islamique, sous ce nom ou un autre, ravage l’Irak depuis 2003. Nous avions toujours refusé de nous engager contre lui estimant là encore que ce n’était pas notre guerre. L’EI ne nous avait pas encore attaqués lorsque nous avons décidé de rejoindre la coalition, un peu la fleur au fusil… Mais avec une grosse fleur et un tout petit fusil. Nous ne pensions sans doute pas qu’il faudrait presque cinq ans pour simplement reprendre les villes que tenait l’EI, nous ne pensions sans doute encore moins que l’organisation nous attaquerait aussi, et ce dès quelques jours après avoir rejoint les Etats-Unis.
Peut-être, sans doute même, que l’EI nous aurait attaqués de toute façon, et la guerre aurait eu lieu quand même. Mais dans ce cas nous aurions pu le faire d’une manière plus efficace, car une fois que la guerre est lancée, le minimum est d’essayer de la gagner. Nous avons laissé aux Américains la gestion de cette guerre et eux ne voulaient pas prendre de risques. Cela a donc surtout consisté en une campagne aérienne. Or, avec des chasseurs-bombardiers, vous pouvez frapper fort mais c’est insuffisant, surtout pour nous qui avons du mal à déployer plus de vingt appareils sur un même théâtre d’opérations. A tout le moins, quitte à rester sur ce mode d’action indirect, on aurait pu engager des hélicoptères d’attaque, comme en Libye en 2011, et de l’artillerie beaucoup plus tôt. C’est ce qu’on fait les Russes en Syrie en 2015 avec des effets beaucoup plus importants que ceux que l’on a pu avoir.
Pour quelle stratégie la France aurait dû opter ?
Je prônais une action plus directe. De mener une guerre de corsaire, de harcèlement avec des unités au sol. Au lieu de faire patrouiller nos soldats dans les villes de France, nous aurions dû les envoyer en Irak ! C’est la première guerre française durant laquelle il y a eu plusieurs dizaines de fois plus de pertes civiles françaises que de soldats … Pour moi, un militaire de carrière, c’est un non sens. Nous avons fait la guerre sans la faire vraiment. Par exemple, suite aux attentats du 13 novembre 2015, François Hollande annonce qu’il va engager tous les moyens pour détruire l’EI. Sur le terrain, qu’a-t-on fait de plus que l’envoi de quelques canons CAESAR…d’ailleurs pourquoi ne pas les avoir envoyés d’emblée, dès le début de l’opération ?
Il y a eu pourtant des alertes. Le colonel Legrier, qui avait commandé la Task Force Wagram (composée d’artilleurs français engagés contre l’EI) avait émis début janvier 2019, dans la Revue Défense nationale, plusieurs remarques sur l’engagement de la Coalition en Irak. Il critiquait le choix de sous-traiter aux Forces démocratiques syriennes (FDS) le combat au sol ainsi que l’utilisation massive de bombardements pour libérer les territoires contrôlaient par l’EI « au prix de la destruction de ses infrastructures (hôpitaux, lieux de culte, routes, ponts, habitations, etc. ) ». Il écrivait également à l’adresse de l’armée française qu’ »il n’y a pas de stratégies et donc de victoire durable sans liberté de manœuvre ». Il estimait notamment que l’envoi de troupes françaises au sol était nécessaire…
Encore une fois, nous nous sommes contentés de suivre les Américains en adoptant leur stratégie. Ils ont fait le choix du combat couplé, c’est-à-dire de ne pas prendre de risques en faisant porter la charge du combat aux forces locales. Le problème du combat couplé, c’est qu’il dépend quand même presque entièrement de l’efficacité de ces forces locales. Au Tchad, dans les années 80, face aux Libyens, l’armée tchadienne que nous appuyions était efficace, mais c’est rarement le cas, sinon ils n’auraient pas besoin d’aide extérieure. Pour Serval au Mali, nous avons été engagés directement et ça a très bien fonctionné. En deux mois, tout le terrain a été repris. Et pourtant nous avions moins de raison d’intervenir au Mali qu’en Irak post 2015.
Après le 13 novembre, nous aurions dû y aller franchement avec des objectifs clairs et définis. Par forcément chercher l’éradication de l’EI en tant que tel, par essence c’est une organisation armée donc capable de se reconstituer, mais en se fixant comme objectif la fin de l’emprise territoriale du califat en cherchant à détruire l’ensemble de ses bases. Et une fois les objectifs atteints, on rentrait. Car une guerre contre des organisations clandestines, c’est tout autre chose. C’est toute la différence entre les opérations Serval et Barkhane, l’une étant une forme séquentielle, l’autre cumulative. Lors de Serval, l’armée française enchaînait les séquences de combat pour prendre des objectifs. Il suffisait de regarder la carte pour savoir que nous étions en train de gagner, et il y avait un effet concret à montrer en échange des risques que nous prenions. Mais une fois que l’ennemi bascule dans une forme clandestine, on en est réduit à cumuler une somme de petites actions pour essayer de faire émerger un résultat stratégique, c’est flou, long ingrat. C’est la première forme qui sied le mieux aux armées, surtout étrangères. La forme cumulative relevant plus du domaine des forces de sécurité intérieure et de l’ensemble de l’action de l’Etat local. On peut y contribuer mais c’est exigeant. Pour sécuriser Bagdad en 2007, les Etats-Unis ont été obligés d’y engager plus de 40.000 soldats et plusieurs centaines d’entre eux y sont tombés. Dans tous les cas, l’inconvénient de la guerre, c’est que si on veut vraiment gagner il faut prendre des risques. »