Un ami conservateur et médiéviste nous a confié avoir cru dans un premier temps à une blague du Gorafi. Toute la presse en effet ne résonne que de la promesse d’Emmanuel Macron à Thérèse May de prêter à l’Angleterre la tapisserie de Bayeux1. Le communiqué de l’Élysée, même si le discours commun du Président de la République et du Premier ministre anglais était ambigu, est sur ce point plus mesuré. On lit en effet (alinéa 75) que ce prêt aurait lieu « sous réserve que les exigences juridiques et les conditions scientifiques de restauration et de préservation soient respectées. »
Antoine Verney, le directeur des Musées de Bayeux, que nous avons contacté, nous a assuré que « le prêt de l’œuvre est jugé par l’ensemble des partenaires non envisageable au regard des connaissances sur son état de conservation actuel ». Il ne nous a cependant pas dit que le prêt serait impossible mais que celui-ci devrait être soumis à une décision qui fera suite au « programme d’étude préalable à une éventuelle intervention de conservation/restauration devant aboutir à la stabilisation de l’œuvre à l’horizon 2022/2023 (?) ». Antoine Verney a par ailleurs ajouté que pas davantage que les français, ses collègues britanniques « ne mettraient la tapisserie en danger pour un « coup de com » ». Il ajoute donc qu’« un partenariat institutionnel fort impliquant les institutions britanniques pouvant être associées au projet muséographique tant du point de vue scientifique que documentaire : British museum, Victorian et Albert Museum, British Library, English Heritage… […] est jugé comme un préalable sine qua non, qui aura parallèlement pour objectif d’accompagner la réflexion sur les conditions de réalisation de ce prêt éventuel qui devra être étudié dans toutes ses dimension ».
Antoine Verney a tenu par ailleurs à nous faire part du contexte, lié au « projet de refonte du programme architectural, technique et muséographique du musée actuel ». C’est en raison de ce projet qui doit notamment se pencher sur les conditions de conservation et de présentation de la tapisserie de Bayeux qu’un constat d’état très détaillé doit être établi. Ce projet mobilise depuis quatre ans un collège international de conservateurs, d’historiens de l’art et de restaurateurs de textiles. Un appel d’offre à l’échelle européen a été lancé mais s’est révélé infructueux. Un nouvel appel d’offre, sans doute avec un séquençage des demandes et du cahier des charges, sera à nouveau lancé, des opérations successives pouvant être demandées à plusieurs équipes. Le constat d’état doit lui même aboutir à un cahier des charges de conservation et/ou restauration.
- On voit donc que le conservateur ne s’engage pas sur un prêt à venir même s’il ne l’exclut pas. D’autres sont encore plus prudents quant à la possibilité de voyager de la tapisserie. C’est ainsi que nous avons pu contacter deux personnes qui sont sans doute les mieux à même de connaître son état réel, puisqu’il s’agit de deux des restauratrices sur les trois qui sont intervenues sur cette œuvre lors de la dernière opération de conservation qu’elle ait connue en 1981-1983, Isabelle Bédat et Béatrice Girault. Isabelle Bédat nous a précisé que si l’œuvre, vieille de mille ans, était parvenue jusqu’à nous en bon état apparent, c’était essentiellement parce qu’elle n’avait pas ou presque pas été bougée et qu’elle était conservée depuis toujours dans la cathédrale, à l’abri de la lumière, et exposée seulement une dizaine de jours par an. L’œuvre n’avait d’ailleurs pas été restaurée (Antoine Verney nous a confirmé que la dernière restauration remonte au XIXe siècle). L’intervention de 1981-1983, nous a précisé Béatrice Girault, n’était pas une restauration à proprement parler. Après étude, la tapisserie avait simplement été dédoublée puis redoublée.
Si Isabelle Bédat se montre dubitative sur la possibilité de transporter la tapisserie, rappelant que tous les prêts précédents ont été refusés au motif que l’objet était trop fragile, Béatrice Girault, qui est aujourd’hui à la retraite ce qui lui donne une grande liberté de parole, est encore plus catégorique : « A chaque fois qu’on la manipule, on perd un peu de matière donc un peu de résistance, que ce soit le lin de la toile de base ou la laine de la broderie. Le problème ce n’est pas l’âge, c’est la taille. on ne peut pas la transporter comme un tableau dans une caisse. On ne peut pas la rouler car c’est trop fin et cela engendre des plis et des tensions […] La broderie elle même n’a pas besoin d’être consolidée, mais le moindre frottement, le monde pli fait partir des petites fibres. » Sur une restauration éventuelle, évoquée comme préalable à tout déplacement, elle n’est pas moins formelle : « On ne peut pas la restaurer de façon à rendre son transport sans risques. Ce n’est pas comme une sculpture qu’on pourrait consolider. C’est toute la matière qui est fragile en elle même et qui demande le moins de manipulation possible. » Elle rappelle qu’à l’époque, de nombreuses questions s’étaient posées, notamment sur les restaurations du XIXe siècle : « On s’était demandé s’il fallait enlever les restaurations anciennes pour faire des restaurations plus discrètes. Et la réponse avait été non, parce que ça fait partie de l’histoire de l’objet, que ce soit sur la toile ou sur la broderie elle-même. »
Les deux restauratrices soulignent un autre point, évident : cela créerait un précédent. Béatrice Girault s’en inquiète : « Pourquoi après ne pas lui faire traverser l’Atlantique ou ne pas l’envoyer au Japon ? C’est la porte ouverte à toutes les demandes et politiquement cela peut être difficile de refuser pour les uns, ce qu’on a accepté pour les autres. Tout cela est dangereux pour l’œuvre ».
Il est évident donc que ce que le simple bon sens souffle à tout amateur d’art, qu’on ne déplace pas sans raison majeure un textile long de 70 mètres faisant partie des œuvres parmi les plus précieuses de l’humanité, est un constat partagé par les professionnels. Au moins, l’idée en étant lancée, faudrait-il leur donner complètement la parole et les laisser décider, en toute indépendance, de la faisabilité, ou non, de ce prêt. Antoine Verney là encore se veut rassurant, nous expliquant que le choix sera effectué uniquement en fonction de l’étude qui va être menée, et que la Ville de Bayeux ne prendra jamais aucun risque pour la tapisserie, soulignant – il a raison sur ce point – que l’accord de la municipalité est nécessaire2 . Mais qui pense un instant que le pouvoir politique n’aura pas, en définitive, le dernier mot s’il veut absolument que ce prêt ait lieu ? Pas François Neveux en tout cas, médiéviste renommé et président de la commission scientifique internationale en charge du projet muséographique, qui a déclaré à France Info : « Si j’étais seul à prendre position sur un prêt, je dirais non » et nous a pourtant confié : « De toute façon, ce qui se passe c’est une décision politique, il ne faut pas se cacher la réalité. Si le président de la République veut vraiment cela je ne vois pas comment on pourra l’éviter ni comment la ville pourrait le refuser. » D’ailleurs, rare sont les journalistes qui emploient le conditionnel, comme si la décision était irrévocable.
On peut donc tout craindre de cette idée, pas absurde sur le principe (l’œuvre est fondamentale aussi pour l’histoire de l’Angleterre) mais irresponsable dans la pratique. On ne doit pas restaurer une œuvre qui n’en a pas besoin pour la rendre transportable (ce qui de toute façon est un leurre). On ne devrait pas non plus utiliser les œuvres d’art les plus précieuses et les plus fragiles pour la diplomatie. Manifestement, Emmanuel Macron ne l’a pas plus compris que ses prédécesseurs. Nous suivrons évidemment de très près l’évolution de cette triste affaire.
Il a un de ces deux personnages qui n’est recommandable ni honnête.